La genèse du quattro
La preuve par 4
L’esprit de revanche peut, parfois, être un moteur d’une puissance incroyable. Ce « carburant » a permis à Piëch de se surpasser, et de mettre au point un système révolutionnaire du nom de « quattro » au service d’une jeune marque en pleine ascension : Audi…
Pour comprendre la fantastique trajectoire d’Audi, soutenue et boostée par le développement du système quattro, il est indispensable de bien connaître les hommes qui en sont à l’origine, en particulier Ferdinand Piëch. Au début des années 70, Piëch a été débarqué sans préavis par son oncle Ferry du service « Porsche Compétition », où il officiait pourtant en tant que responsable technique en charge du développement (voir « portrait »). Sa faute ? Avoir précipité la petite firme au bord de la faillite en faisant produire, contre l’avis formel de son oncle, la formidable et trop coûteuse 917. Malgré les multiples victoires de ce sport-prototype surdoué, au Mans et ailleurs, Piëch est donc remercié, et c’est précisément à ce moment là que va débuter sa soif insatiable de reconnaissance. Et de vengeance…
Cette ambition démesurée, il va la mettre, contre fortune bon cœur, au service d’une jeune marque relancée fraîchement en 1965 par Volkswagen, qui ne dit rien à personne : Audi. Quand Piëch arrive, la marque aux Anneaux, en pleine conquête, est à peine au niveau de Ford et Opel. Mais avec pour porte-étendard la grosse berline 100 (commercialisée en 1968), il y a de bonnes raisons d’espérer des jours meilleurs, et ce d’autant plus que la petite 80 est dans les tuyaux. Celle-ci est lancée en 1972, année charnière où Piëch, grâce à ses qualités d’ingénieur hors-pair, est nommé à la tête du bureau d’études d’Audi. Pour la jeune marque aux Anneaux, il voit toujours plus haut et plus beau, et il songe clairement à rivaliser avec Mercedes et BMW… tout en se défaisant du tutorat pesant de Volkswagen, la maison-mère. Reste à trouver la bonne stratégie. Si la conception d’un inédit et curieux 5 cylindres (type WR) conçu par Frank Hauk, permet à Audi de marquer des points, contre toute attente, c’est le destin qui va indiquer au bon Dr Piëch la piste à suivre.
« Quand Piëch arrive, la marque aux Anneaux en pleine conquête est à peine au niveau de Ford et Opel »
Les prescriptions du bon Dr Piëch
En cette fin des années 70, Ferdinand Piëch supervise depuis Ingolstadt la mise au point de la future routière haut de gamme Audi 200 turbo, testée au fin fond de la Laponie. Des prototypes équipés du fameux 5 cylindres turbo voulu par Piëch sont ainsi soumis, en toute discrétion, aux tests « grand froid », avec les concurrentes directes. Mais il y a tellement de neige, que tout le convoi se retrouve immobilisé. Tout, sauf le petit Iltis d’assistance, un nouveau 4×4 rustique également mis au point par Audi et commercialisé par Volkswagen pour l’armée. Malgré une faible puissance avoisinant les 75 ch, l’engin se joue avec aisance de tous les pièges et laisse sur place les puissantes tractions. Jörg Bensinger, ingénieur chez Audi, et responsable depuis 1972 des essais châssis (qui a fait ses armes chez Porsche, BMW et Mercedes), fait part de cette anecdote à Piëch, son directeur, au retour de cette mission. En l’écoutant, Piëch a le déclic d’une grande idée : greffer une transmission intégrale dans une voiture de tourisme ! Avec le recul, cela paraît évident, mais en 1977, seuls les 4×4 purs et durs, des besogneux nés pour crapahuter, avaient droit à un tel dispositif (excepté la confidentielle Jensen Interceptor FF et quelques exotiques Subaru !).
Piëch voit là le sésame pour propulser, d’un coup, Audi au niveau de Mercedes et BMW… voire même, bien au-delà ! Pour Bensinger, comme pour Piëch, le vrai luxe d’une voiture haut de gamme n’est pas un gros moteur 6 ou 8 cylindres, chasse gardée de la concurrence, mais d’offrir un surplus de mobilité en conditions d’adhérence difficiles, quand les autres restent bloqués. Piëch s’entoure d’une équipe de choc (dont les ingénieurs Roland Gumpert et Walter Treser), et il établit avec ses hommes le cahier des charges de la voiture idéale. Ce dernier prévoit de proposer un écrin à la hauteur de cette technologie révolutionnaire, un coupé étant plus glamour et vendeur qu’une traditionnelle berline. Et pour permettre d’exploiter au mieux cette transmission, le performant 5 cylindres turbo fraîchement mis au point pour la statutaire berline 200 s’impose.
« Vorsprung durch Technik »
Les premiers tests sont pourtant empiriques, puisqu’effectués avec les moyens du bord, avec une modeste Audi 80 rallongée au niveau de l’empattement, grossièrement équipée de la transmission de l’Iltis, sans différentiel central. Quant au 5 cylindres turbo, encore au stade de développement, il ne produit pour l’heure que 160 ch. C’est bien assez pour convaincre Piëch du fantastique potentiel de cet engin, testé avec succès par ses soins sur les routes de montagne exigeantes de son Autriche natale, autour de sa maison de vacances. Mais il reste à parfaire la copie… et à convaincre le directoire de le suivre. C’est chose faite en 1978, Piëch obtenant le budget confortable de 3 millions de deutsche Mark pour mettre au point la voiture et développer d’autres prototypes. D’emblée, Audi songe à doter sa voiture d’une transmission intégrale permanente, et non commutable, comme c’est le cas sur la majorité des 4×4. L’idéal est donc d’intégrer un différentiel central, équipé d’un système de blocage manuel pour les cas extrêmes, et d’obtenir une répartition optimale de 50/50. Reste à transposer le concept d’un 4×4 de bûcheron sur une voiture de tourisme, forcément plus légère… Conçu par Frantz Tengler, l’ingénieur transmission des anneaux, le système imaginé se montre assez compact pour réaliser cette prouesse. L’idée de génie est de mettre dans la boîte de vitesses un arbre secondaire creux, abritant un arbre plein, destiné à renvoyer la puissance vers les roues avant et arrière. Walter Treser, chef du projet, baptise cette transmission révolutionnaire « quattro » (sans majuscule), un nom de baptême qui, à défaut de convaincre pleinement Piëch, restera.
Progressivement, le « projet quattro » prend forme, et un prototype de coupé, plus abouti, est présenté en janvier 1978 aux responsables du groupe Volkswagen (le Coupé GT, alors en gestation, sert de mulet). Malgré la neige, l’auto parvient à franchir des pentes proches des 23%, avec de simples pneus été, signe de son efficacité redoutable et de sa supériorité technologique. Et sur circuit, aucune voiture, pas même la redoutable Porsche 911 de l’époque, ne parvient à suivre son rythme dans les épingles et en virages ! Convaincu par la démonstration, le directoire donne son accord pour une petite mise en production de la « quattro » (400 exemplaires sont envisagés). Entre temps, le 2.1 litres 5 cylindres turbo 10v (type WR) voit sa puissance augmenter sensiblement, au point d’atteindre sur le modèle de série le seuil, ô combien symbolique, des 200 ch ! Une sacrée écurie, à une époque où une statutaire Peugeot 604 Ti qui forçait déjà le respect, n’alignait que 144 malheureux percherons…
En mars 1980, Audi dévoile au grand public son Ur quattro, à l’occasion du très chic Salon de Genève. La presse spécialisée, comme le grand public, ne décèle pas encore l’aspect révolutionnaire de cette GT. C’est sur le terrain que l’Audi quattro va faire ses preuves, et écrire les plus belles pages de son histoire. La deuxième bonne idée de Ferdinand Piëch est de promouvoir cette belle inconnue en l’engageant en compétition, au plus haut niveau, en rallye (sous la responsabilité de Roland Gumpert et Walter Treiser). Aux yeux du monde entier, l’Ur quattro survole rapidement la discipline et fait un grand pas, tant pour l’automobile, que pour Audi. Et il inaugure au passage le célèbre slogan « Vorsprung durch Technik » (L’avance par la technologie), plus que jamais en vogue aujourd’hui. Tout comme la fameuse transmission intégrale quattro d’ailleurs, qui fait désormais partie intégrante du patrimoine de la marque aux anneaux : « Audi est quattro, quattro est Audi »…
« Le projet quattro prend forme et un prototype de coupé, plus abouti, est présenté en janvier 1978 »
Retrouvez la suite de cet article avec le Portrait de Ferdinand Piëch Disponible le 13 Mars à 10h